DEUXIÈME LEÇON

NAVIGUER

 

Peu de navigateurs se pressaient au départ du voyage. Les uns avaient glissé leurs cartes entre leurs jambes serrées de peur que les instructions ne s’effacent. D’autres se rêvaient déjà sous des astres imaginaires. D’autres enfin souhaitaient que le voyage ne déborde pas les limites des vieux récits. Tous semblaient craindre une improbable lame de fond qui les aurait fait sortir de leurs lits. Déjà, après avoir solidement bordé les couvertures et tapé les oreillers pour leur redonner du gonflant, ils se crispaient entre leurs draps tendus.

Et voici qu’un vaisseau largue ses amarres. Les photons jaillis des pulseurs électroniques dilatent les voiles.

Chacun s’interroge sur les dimensions de l’univers et sur la durée du voyage. Certains parlent d’un délai très court en raison des difficultés à s’approvisionner en chemin, d’autres redoutent le naufrage en raison des troubles mentaux qui affectent l’équipage, quelques-uns pensent que les instruments de bord ne sont pas fiables et risquent d’entraîner les navires loin des rivages espérés.

Fébrilement, ils envoient des messages sur leurs téléscripteurs, en espérant que des hommes demeurent encore à terre pour les capter. Parfois, ils reçoivent une réponse sibylline dont ils ne connaissent pas exactement la provenance, et passent alors des heures à rêver sur le pont, un télex froissé à la main.

À d’autres moments, ils croient reconnaître des voix chères, s’immobilisent et tentent de se brancher en souvenir sur le réseau des habitudes.

Bientôt, les anciens repères s’effacent, tous les éléments perceptibles se ressemblent au point de se confondre. À mesure que la flottille s’éloigne des rivages et que l’horizon se réduit à la ligne noire du sommeil, comme tirée au marqueur, qui sépare les continents du rêve, l’état d’esprit des plus aventureux se modifie.

Paré au décollage ! Depuis les plus gros lanceurs, les cos(mot)nautes tracent vers l’infini relatif de leurs cibles. À bord des navettes, ils se préparent aux expériences uniques qui leur ont été commandées, comme la fusion sous vide des composants littéraires, les modifications organiques de la syntaxe en milieu d’apesanteur, le largage des satellites métaphoriques.

Les plus audacieux abandonnent les vaisseaux et s’enfoncent à même l’espace dans leurs scaphandres autonomes.